« Un être fantastique
apparaissait sur un pendant rocheux isolé de la voûte, en face du
grand panneau des lions. La tête et le poitrail étaient ceux d'un
bison, curieusement dressé, mais les membres antérieurs manquaient.
Quant aux membres postérieurs, c'étaient des jambes humaines,
robustes et massives. »
Cette description figure à la page 54
du Chamane du bout du monde du
préhistorien Jean Courtin (Seuil, 1998 ; réédité en poche en 1999). Le couple de héros
est, à ce moment du roman, dans la
grotte sacrée du clan de la panthère, plus communément nommée
aujourd'hui grotte de Vallon-Pont-d'Arc, dite grotte Chauvet.
L'auteur, comme nombre de scientifiques qui se sont essayés à la
littérature, s'emploie à être pédagogue. En l'occurrence, il nous
fait visiter le site, tout juste découvert alors qu'il écrit.
Par une coïncidence étonnante, une
description quasi identique figure en légende d'une photographie
dans le numéro de mai 2015 de La Recherche. L'image illustre un
article de Carole Fritz et Gilles Tosello, deux des préhistoriens
qui étudient les peintures de cette grotte. Malheureusement, ce qui
pouvait passer, à la fin des années 1990, pour une interprétation
littéraire de peintures rupestres à peine entrevues, est devenu
aujourd'hui une grossière erreur.
C'est ce que m'expliquait la semaine
dernière au téléphone Gilles Tosello. Je n'ai pu que déplorer
avec lui le fait qu'on ne lui ait pas soumis les légendes de l'article
avant que les fichiers ne partent chez l'imprimeur. Mon rôle dans
cette affaire s'était limité à solliciter les articles (depuis plus
d'un an, je suis opiniâtre) et à les transmettre à la nouvelle
équipe de rédaction, que j'ai quittée il y a bientôt deux mois
(bien que mon nom, à mon grand étonnement encore, figure dans le
magazine comme « ayant préparé ce dossier »).
La légende, comme la photographie, est
signée par Jean Clottes, premier préhistorien qui a pénétré dans
la grotte. Et date sans doute de la fin des années 1990. Dans le
contexte de l'époque, qu'illustre parfaitement le récit de Jean
Courtin, il était naturellement enclin à voir sur les parois des
représentations mêlant homme et animal : des chamanes, possédés
par des esprits au cours de transes produites par la prise de
substances psychotropes. L'étude des peintures entreprise depuis, et
l'examen de photographies prises sous d'autres angles (les
préhistoriens ne peuvent pas s'approcher de ce pendant, ni le
contourner, pour des raisons de préservation de la roche ; ils
doivent placer un appareil photographique au bout d'un mât pour
observer les autres faces) a montré que, sur ce pendant rocheux de
la grotte Chauvet, les figures sont bien séparées.
Le roman de Jean Courtin n'est pas si
mauvais qu'on me l'avait dit (opinion qui avait retardé ma lecture
jusqu'à aujourd'hui). L'intrigue suit un couple de héros bannis de
leur tribu ardéchoise dans leur descente du Rhône, de la grotte
Chauvet à la grotte Cosquer. Jean Courtin connaît bien cette
dernière pour l'avoir explorée dans les années 1990, sous la
direction de Jean Clottes (l'entrée est aujourd'hui sous le niveau
de la mer, et y accéder nécessite une bonne maîtrise de la plongée
sous-marine). Depuis La Guerre du feu, les romans
préhistoriques sont bien souvent des romans de quête.
Dans un souci pédagogique, l'auteur,
n'oubliant pas qu'il est préhistorien, décrit assez précisément
les comportements matériels des hommes et des femmes du
Paléolithique : types d'outils, modes de production, chasse,
conservation de la viande, etc. Le roman se prête bien à ce type de
reconstitution : les connaissances rigoureusement scientifiques sur
ces questions sont somme toute très limitées. L'auteur doit en
revanche complètement inventer pour ce qui concerne l'organisation
sociale, les relations entre groupes, les rôles des femmes et des
hommes.
Quant au chamanisme, et à ses
éventuelles relations avec les peintures rupestres, il est bien
dommage qu'il ait ainsi fait son chemin dans l'imagination du grand
public (journalistes de La Recherche compris). Lorsque Jean
Clottes a tenté, au milieu des années 1990, d'importer dans le
Paléolithique européen les concepts développés pour l'art
rupestre sud-africain par David Lewis-Williams, il a rencontré un
tir de barrage de ses collègues préhistoriens. De nombreuses études
critiques ont montré l'inanité de ces thèses. Certaines ont même
montré que Lewis-Williams n'avait sans doute pas compris grand chose
à l'art rupestre sud-africain lui-même. Dessiner un bison sur une
paroi sous l'effet d'une drogue quelconque, comme le décrit Jean
Courtin à la fin de son roman, est sans doute spectaculaire, mais il
y a peu de chances que cela se soit produit.
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