jeudi 30 avril 2015

Chamane et art rupestre


« Un être fantastique apparaissait sur un pendant rocheux isolé de la voûte, en face du grand panneau des lions. La tête et le poitrail étaient ceux d'un bison, curieusement dressé, mais les membres antérieurs manquaient. Quant aux membres postérieurs, c'étaient des jambes humaines, robustes et massives. »
Cette description figure à la page 54 du Chamane du bout du monde du préhistorien Jean Courtin (Seuil, 1998 ; réédité en poche en 1999). Le couple de héros est, à ce moment du roman, dans la grotte sacrée du clan de la panthère, plus communément nommée aujourd'hui grotte de Vallon-Pont-d'Arc, dite grotte Chauvet. L'auteur, comme nombre de scientifiques qui se sont essayés à la littérature, s'emploie à être pédagogue. En l'occurrence, il nous fait visiter le site, tout juste découvert alors qu'il écrit.
Par une coïncidence étonnante, une description quasi identique figure en légende d'une photographie dans le numéro de mai 2015 de La Recherche. L'image illustre un article de Carole Fritz et Gilles Tosello, deux des préhistoriens qui étudient les peintures de cette grotte. Malheureusement, ce qui pouvait passer, à la fin des années 1990, pour une interprétation littéraire de peintures rupestres à peine entrevues, est devenu aujourd'hui une grossière erreur.
C'est ce que m'expliquait la semaine dernière au téléphone Gilles Tosello. Je n'ai pu que déplorer avec lui le fait qu'on ne lui ait pas soumis les légendes de l'article avant que les fichiers ne partent chez l'imprimeur. Mon rôle dans cette affaire s'était limité à solliciter les articles (depuis plus d'un an, je suis opiniâtre) et à les transmettre à la nouvelle équipe de rédaction, que j'ai quittée il y a bientôt deux mois (bien que mon nom, à mon grand étonnement encore, figure dans le magazine comme « ayant préparé ce dossier »).
La légende, comme la photographie, est signée par Jean Clottes, premier préhistorien qui a pénétré dans la grotte. Et date sans doute de la fin des années 1990. Dans le contexte de l'époque, qu'illustre parfaitement le récit de Jean Courtin, il était naturellement enclin à voir sur les parois des représentations mêlant homme et animal : des chamanes, possédés par des esprits au cours de transes produites par la prise de substances psychotropes. L'étude des peintures entreprise depuis, et l'examen de photographies prises sous d'autres angles (les préhistoriens ne peuvent pas s'approcher de ce pendant, ni le contourner, pour des raisons de préservation de la roche ; ils doivent placer un appareil photographique au bout d'un mât pour observer les autres faces) a montré que, sur ce pendant rocheux de la grotte Chauvet, les figures sont bien séparées.
Le roman de Jean Courtin n'est pas si mauvais qu'on me l'avait dit (opinion qui avait retardé ma lecture jusqu'à aujourd'hui). L'intrigue suit un couple de héros bannis de leur tribu ardéchoise dans leur descente du Rhône, de la grotte Chauvet à la grotte Cosquer. Jean Courtin connaît bien cette dernière pour l'avoir explorée dans les années 1990, sous la direction de Jean Clottes (l'entrée est aujourd'hui sous le niveau de la mer, et y accéder nécessite une bonne maîtrise de la plongée sous-marine). Depuis La Guerre du feu, les romans préhistoriques sont bien souvent des romans de quête.
Dans un souci pédagogique, l'auteur, n'oubliant pas qu'il est préhistorien, décrit assez précisément les comportements matériels des hommes et des femmes du Paléolithique : types d'outils, modes de production, chasse, conservation de la viande, etc. Le roman se prête bien à ce type de reconstitution : les connaissances rigoureusement scientifiques sur ces questions sont somme toute très limitées. L'auteur doit en revanche complètement inventer pour ce qui concerne l'organisation sociale, les relations entre groupes, les rôles des femmes et des hommes.
Quant au chamanisme, et à ses éventuelles relations avec les peintures rupestres, il est bien dommage qu'il ait ainsi fait son chemin dans l'imagination du grand public (journalistes de La Recherche compris). Lorsque Jean Clottes a tenté, au milieu des années 1990, d'importer dans le Paléolithique européen les concepts développés pour l'art rupestre sud-africain par David Lewis-Williams, il a rencontré un tir de barrage de ses collègues préhistoriens. De nombreuses études critiques ont montré l'inanité de ces thèses. Certaines ont même montré que Lewis-Williams n'avait sans doute pas compris grand chose à l'art rupestre sud-africain lui-même. Dessiner un bison sur une paroi sous l'effet d'une drogue quelconque, comme le décrit Jean Courtin à la fin de son roman, est sans doute spectaculaire, mais il y a peu de chances que cela se soit produit.


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