mardi 22 septembre 2015

Un gros pavé pour rien


Un mois presque depuis le dernier post sur ce blog. C'est long. Mais long, Sapiens, une brève histoire de l'humanité de Yuval Noah Harari, que les éditions Albin Michel viennent de traduire en français, l'est aussi : 492 pages. Et assez ennuyeux.

Quel intérêt des lecteurs, en Israël d'abord, puis aux Etats-Unis et ailleurs (le livre a été traduit en une trentaine de langues, nous dit l'éditeur), ont-ils trouvé à ce livre? Quel intérêt les lecteurs français y trouveront-ils? J'ai du mal à le dire.

Yuval Noah Harari manie bien la rhétorique, c'est certain. Il est habile à faire des rapprochements provocateurs. Mais il ne mène nulle part. Si vous êtes vraiment curieux de ce qu'il a à dire, et que vous avez un gros quart d'heure disponible, visionnez sur le Web la conférence Ted qu'il a donnée à Londres en juin 2015. Mais ne perdez pas plus votre temps.

Sapiens prétend, comme l'explicite son sous-titre, nous raconter l'histoire de l'homme, et nous expliquer pourquoi notre espèce est parvenue à dominer la planète. Le propos est ambitieux. On suppose qu'il se fonde sur une documentation abondante et bien vérifiée. On a tort.

L'auteur commence, en toute logique, par l'apparition de notre espèce et par les quelques centaines de milliers d'années de la préhistoire. Malheureusement, il n'a pas pris la peine de comprendre précisément ce dont il parle. Ainsi dès la page 15, peut-on lire : « Il y a six millions d'années, une même femelle eut deux filles : l'une qui est l'ancêtre de tous les chimpanzés ; l'autre qui est notre grand-mère ». On peut passer sur la datation, qui est un peu plus récente que ce que les biologistes et les paléontologues acceptent aujourd'hui. Mais sa vision de la spéciation est confondante.

Deux pages plus loin, il invente carrément une espèce : « L'analyse génétique prouva que le doigt était celui d'une espèce humaine encore inconnue, qu'on a baptisée du nom d'Homo denisova. » Si quelqu'un a la référence du certificat de baptême de cette espèce, je suis preneur. Et pour continuer sur les « hommes de Denisova » (comme les appellent plus prudemment les paléoanthropologues), il invente encore, page 30, pour appuyer sa vision hégémonique d'Homo sapiens : « Qu'il faille ou non les en blâmer, les Sapiens n'étaient pas plutôt arrivés quelque part que la population indigène s'éteignait [...] L'Homo denisova disparut [...] Il y a quelques 40 000 ans. ». Rappelons que cette population n'est connue que par deux fragments osseux et une dent, provenant du même site et pas très bien datés, aux alentours de 50 000 ans. On ne sait ni quand elle s'est formée, ni quand elle aurait "disparu". En outre, elle a laissé une part non négligeable de ses gènes aux hommes actuels.

Pour Yuval Noah Harari, d'ailleurs, l'espèce Homo sapiens n'apparaît réellement qu'il y a 70 000 ans. Avant, il ne s'agit pas vraiment d'hommes comme nous. Chez ces « hommes archaïques », précise-t-il page 46, « Pour autant qu'on puisse le dire, les changements de structures sociales, l'invention de nouvelles techniques et le peuplement d'habitats étrangers résultèrent des mutations génétiques et de pressions du milieu, plus que d'initiatives culturelles ». Et encore page 48, « Bien incapables de composer des fictions, les Neandertal étaient incapables de coopérer effectivement en grands nombres ; ils ne pouvaient adapter leur comportement social à des défis qui se renouvelaient rapidement. » Là aussi, je serais curieux de connaître les données objectives qui fondent de telles affirmation (en revanche, je connaît quelques données objectives qui témoignent plutôt du contraire).

Rassurez-vous, je ne vais pas continuer sur le même mode. L'espace ne coûte rien sur un blog, mais je sais que le temps de mes lecteurs est compté. Je pourrais presque faire un post par jour pendant plusieurs mois à partir de toutes les approximations et les erreurs que contient ce livre.

C'est que la démarche est biaisée : l'auteur a eu une idée pour expliquer l'histoire humaine, et il a ensuite recherché les arguments pour l'étayer. Outre qu'il n'en a pas réellement trouvé, ce qui l'oblige à tordre les faits en sa faveur, son idée n'explique en fait pas grand chose. Le cœur de son propos est en effet l'affirmation que toutes les sociétés, cultures et institutions humaines sont des fictions créées par nous mêmes. Et alors?

Habilement, il raconte des histoires amusantes : il démontre que la société Peugeot n'existe pas vraiment, que le droit est une religion, et le capitalisme une croyance. Peut-être réussit-il ainsi à « choquer le bourgeois ». Mais il fait surtout penser à l'abbé de Villecourt, dans le film « Ridicule » de Patrice Leconte, qui, après avoir démontré magistralement l'existence de Dieu conclue « mais j'aurais tout aussi bien pu démontrer le contraire! ». Heureusement pour Yuval Noah Harari, il ne risque pas l'exil.

Le témoignage peut-être le plus flagrant de son manque de pertinence apparaît sans doute à la page 129 quand il écrit, à propos de ce qui est censé être son domaine de spécialité : « L'histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d'eau ». J'ajouterais, à le lire, que ce "fort peu de gens" qui auraient fait l'histoire selon lui sont surtout occidentaux, et mâles. C'est peut-être ce qui rassure ses lecteurs.