dimanche 23 août 2015

Polar psycholinguistique



Est-il vraiment important de savoir si les « M'boui » prononcés par le petit Wally Woep, âgé d'un an et quatre mois, ont une signification précise, et si oui laquelle? Pourquoi l'étudiante en thèse Paula Nouvelles a-t-elle qualifié le professeur Jeremy Cook de « parfait trou du cul » alors que celui-ci n'a pas encore eu la chance de lui parler? D'ailleurs, parviendra-t-il, comme il en a le désir, à la mettre dans son lit au détriment de son collègue Emory Milke? Les réponses à toutes ces questions finissent par intéresser autant le lecteur de Le linguiste était presque parfait, de David Carkeet (Monsieur Toussaint Louverture, 2013) que l'identité de celui qui a renversé avec sa voiture et tué le linguiste Arthur Stiph. Celui-ci était membre, comme les autres personnages de ce roman, de l'institut de psycholinguistique Wabash, dans le sud de l'Indiana.

L'auteur, adepte de la caricature acerbe, dépeint avec cruauté le petit monde professoral exclusivement masculin de cet institut qui étudie les acquisitions langagières des tout petits. Au mieux, ces chercheurs ne s'intéressent qu'à eux-mêmes, à leur notoriété et à leurs conquêtes féminines. Au pire, ils médisent les uns sur les autres et se détestent. Les rôles féminins ne sont tenus que par des puéricultrices de la crèche installée sur place, qui fournit un champ d'observations et d'expérimentations aux chercheurs, et par quelques étudiantes, prêtes à rendre les armes devant les virils professeurs.

L'enquête menée du point de vue l'un des chercheurs, le principal suspect aux yeux du policier officiellement en charge de celle-ci (mais qui fait finalement figure de comparse), a un petit côté Hercule Poirot ou Miss Marple. Une liste de suspects connue, un univers clôt, quelques rebondissements, des fausses pistes... David Carkeet a sans doute beaucoup lu Agatha Christie dans sa jeunesse. Ce n'est pas déplaisant.

La psycholinguistique présentée dans ce livre est toutefois un peu datée : la traduction date de 2013, mais l'original est paru aux Etats-Unis en 1980. A l'époque numérique, nul doute que Jeremy Cook n'aurait pas seulement enregistré le petit Wally (sur un magnétophone à bande!), mais qu'il l'aurait aussi filmé. Et la machine à écrire, qui tient un petit rôle dans l'intrigue, a disparu depuis bien longtemps de tous les centres de recherche.

La date de publication initiale m'a d'ailleurs conduit à une interrogation, pour l'instant sans réponse (au contraire de toutes celles énoncées au début de cette note). Afin d'effrayer le coupable, démasqué par une méthode linguistique que je ne trahirai pas, le policier lui indique que l'on a retrouvé des traces de son ADN sur l'une des victimes. Or, en 1980, on était encore loin de séquencer l'ADN à des fins judiciaires. L'auteur a-t-il voulu montrer ses connaissances scientifiques, au risque d'anticiper (en 1980, Walter Gilbert et Frederik Sanger ont partagé la moitié du prix Nobel de chimie pour leurs travaux sur, justement, le séquençage de l'ADN)? Ou le traducteur français a-t-il fait du zèle et introduit un anachronisme? Si quelqu'un connaît la réponse, je le remercie par avance.




lundi 17 août 2015

Science en famille


On savait que Marie Curie avait fait de la science en famille : avec son mari, Pierre, puis avec sa fille Irène. Ses petits enfants, qui l'ont à peine connue, et même l'un de ses arrière-petit-fils ont suivi la même voie. Mais aurait-elle fait de la science si elle n'avait pas eu sa famille, et notamment sa sœur aînée Bronia? Rien n'est moins sûr, raconte Natacha Henry dans Les sœurs savantes (La Librairie Vuibert, 2015, 288 p., 19,90 €).
Marie Curie (ou plutôt, Sklodowska, de son nom de naissance), rappelle ainsi Natacha Henry, partageait avec Bronia l'idéal familial d'un accès des femmes aux études et au savoir. Cet idéal était pour le moins contrarié dans la Pologne sous domination russe de la fin du XIXe siècle où elles vivaient. Après une formation initiale dans une « université volante » clandestine, où des enseignants bénévoles et engagés dispensaient des cours aux jeunes filles, il fallait partir de Varsovie. C'est Bronia qui, la première, vint à Paris, suivre des études de médecine, soutenue par l'aide financière de sa cadette, qui travaillait comme gouvernante. C'est Bronia qui, la première, soutient une thèse, en médecine (sur l'allaitement maternel).
C'est aussi Bronia qui, la première, se maria. En 1891, elle épousa un médecin, Casimir Dluski. Ce dernier était polonais, et surtout c'était un activiste politique. Ensemble, ils repartirent en Pologne, près de Zakopane, dans la partie alors sous domination austro-hongroise, pour fonder un sanatorium. Ce sanatorium, ouvert en 1902, accueillit nombre de célébrités, et devint même en partie un centre de réflexion nationaliste polonais avant la Première guerre mondiale. En 1918, la Pologne devenue indépendante, Dluski participa à la délégation polonaise dans la négociation du traité de Versailles.
Le rôle de Bronia dans la trajectoire de Marie Curie est fortement valorisé par Natacha Henry. Selon cette dernière, l'aînée ne s'est pas contentée d'être un modèle à suivre. C'est en effet Bronia qui argumenta auprès d'une Marie démoralisée par un chagrin d'amour, pour qu'elle vienne comme prévu suivre des études à Paris. C'est elle qui l'hébergea dans son petit appartement de jeune mariée lorsqu'elle arriva enfin dans la capitale française. C'est elle encore qui lui fit rencontrer des intellectuels polonais en exil et entretint ses convictions patriotiques, humanistes et de gauche.
D'autres aspects de la vie de Marie Curie racontés dans ce livre sont plus connus : sa rencontre avec Pierre Curie, le décès prématuré de celui-ci, les deux prix Nobel, la liaison avec Paul Langevin, la fondation de l'institut du radium, les tournées américaines, etc. La cible très grand public nécessitait évidemment de les rappeler. Mais nombre d'éléments sont aussi là pour dessiner un parallèle avec les engagements de Bronia, à Paris et en Pologne. Ces deux femmes ne partageait pas que l'amour de la science : elles avaient toutes les deux une conscience forte de leurs responsabilités sociales et politiques.
Est-ce par peur d'effrayer des lecteurs que la science de Marie Curie est si peu présente dans l'ouvrage? La seule exception est à la page 103. Et encore, la formulation est-elle erronée (l'uranium n'émet pas de lumière mais, justement de la radioactivité, invisible à nos yeux). C'est un peu dommage.
Dans le genre « biographie empathique », dans lequel l'auteur se place en permanence du point de vue de ses personnages, l'ensemble est assez réussi. Evidemment, Natacha Henry finit par manquer un peu de distance vis-à-vis de son sujet. Mais il est difficile d'être critique en ce qui concerne Marie Curie, femme remarquable, scientifique exceptionnelle, citoyenne engagée. Son statut de « sainte laïque », officialisé par le transfert de ses cendres au Panthéon en 1981, n'est pas près de lui être disputé.