lundi 12 octobre 2015

La grotte, toujours

Avec l'ouverture au public de la Caverne du Pont d'Arc, l'intérêt pour les grottes ornées du Paléolithique connaît un certain regain. C'est l'occasion de voir sortir, ou ressortir, quelques livres sur ces sujets. Je ne me plaindrai pas que l'archéologie préhistorique bénéficie d'un peu de médiatisation.

Ainsi, un très bel album de photographies, avec un texte de Jean Clottes, publié il y a deux ans par le Dauphiné Libéré (c'est annoncé dès les premières lignes), a les honneurs d'une nouvelle publication très soignée par Actes Sud, sous le titre "La grotte du Pont d'Arc dite grotte Chauvet - Sanctuaire préhistorique". Le prix très raisonnable (25€) permettra à ceux qui ne peuvent pas se rendre en Ardèche de satisfaire leur curiosité sans se ruiner (et à ceux qui auront visité le site, de garder un très beau souvenir).

Le préhistorien nous explique l'essentiel dans ce livre : à quelle époque ont été réalisées peintures et gravures dans cette grotte ; par qui ; dans quel contexte environnemental. Il raconte aussi la découverte de la grotte, fin 1994, en évitant soigneusement les controverses, toujours pas réglées (elles mériteraient peut-être un autre livre, mais parasiteraient inutilement celui-ci). Et il donne assez d'éléments pour que l'on puisse se faire une idée du type de travaux scientifiques menés dans le site.

Bien entendu, une bonne place est accordée aux peintures et aux gravures. Les photographies sur de pleines pages, voire des doubles pages, avec différents niveaux de détail, sont le clou du livre. On ne se lasse pas de les regarder, d'autant qu'elles sont reproduites avec une très bonne qualité. L'idée de terminer en braquant l'attention sur quelques espèces représentées, sur lesquelles le lecteur aurait pu ne pas s'arrêter, est aussi excellente. On en aurait presque voulu plus!

Je n'ai qu'une réserve,  à propos des dix pages du livre consacrées aux motivations des préhistoriques pour réaliser de telles peintures et gravures. Jean Clottes y présente en effet son scénario "chamanique" comme l'hypothèse "qui rend le mieux compte des faits établis, non seulement par les observations de terrain et par les découvertes récentes, mais également en prenant en compte ce que l'on sait des modes de pensée dans les sociétés traditionnelles". Cette opinion, présentée de façon si catégorique, n'est en fait pas partagée, c'est le moins que l'on puisse dire, par l'immense majorité des préhistoriens actuels.

mardi 22 septembre 2015

Un gros pavé pour rien


Un mois presque depuis le dernier post sur ce blog. C'est long. Mais long, Sapiens, une brève histoire de l'humanité de Yuval Noah Harari, que les éditions Albin Michel viennent de traduire en français, l'est aussi : 492 pages. Et assez ennuyeux.

Quel intérêt des lecteurs, en Israël d'abord, puis aux Etats-Unis et ailleurs (le livre a été traduit en une trentaine de langues, nous dit l'éditeur), ont-ils trouvé à ce livre? Quel intérêt les lecteurs français y trouveront-ils? J'ai du mal à le dire.

Yuval Noah Harari manie bien la rhétorique, c'est certain. Il est habile à faire des rapprochements provocateurs. Mais il ne mène nulle part. Si vous êtes vraiment curieux de ce qu'il a à dire, et que vous avez un gros quart d'heure disponible, visionnez sur le Web la conférence Ted qu'il a donnée à Londres en juin 2015. Mais ne perdez pas plus votre temps.

Sapiens prétend, comme l'explicite son sous-titre, nous raconter l'histoire de l'homme, et nous expliquer pourquoi notre espèce est parvenue à dominer la planète. Le propos est ambitieux. On suppose qu'il se fonde sur une documentation abondante et bien vérifiée. On a tort.

L'auteur commence, en toute logique, par l'apparition de notre espèce et par les quelques centaines de milliers d'années de la préhistoire. Malheureusement, il n'a pas pris la peine de comprendre précisément ce dont il parle. Ainsi dès la page 15, peut-on lire : « Il y a six millions d'années, une même femelle eut deux filles : l'une qui est l'ancêtre de tous les chimpanzés ; l'autre qui est notre grand-mère ». On peut passer sur la datation, qui est un peu plus récente que ce que les biologistes et les paléontologues acceptent aujourd'hui. Mais sa vision de la spéciation est confondante.

Deux pages plus loin, il invente carrément une espèce : « L'analyse génétique prouva que le doigt était celui d'une espèce humaine encore inconnue, qu'on a baptisée du nom d'Homo denisova. » Si quelqu'un a la référence du certificat de baptême de cette espèce, je suis preneur. Et pour continuer sur les « hommes de Denisova » (comme les appellent plus prudemment les paléoanthropologues), il invente encore, page 30, pour appuyer sa vision hégémonique d'Homo sapiens : « Qu'il faille ou non les en blâmer, les Sapiens n'étaient pas plutôt arrivés quelque part que la population indigène s'éteignait [...] L'Homo denisova disparut [...] Il y a quelques 40 000 ans. ». Rappelons que cette population n'est connue que par deux fragments osseux et une dent, provenant du même site et pas très bien datés, aux alentours de 50 000 ans. On ne sait ni quand elle s'est formée, ni quand elle aurait "disparu". En outre, elle a laissé une part non négligeable de ses gènes aux hommes actuels.

Pour Yuval Noah Harari, d'ailleurs, l'espèce Homo sapiens n'apparaît réellement qu'il y a 70 000 ans. Avant, il ne s'agit pas vraiment d'hommes comme nous. Chez ces « hommes archaïques », précise-t-il page 46, « Pour autant qu'on puisse le dire, les changements de structures sociales, l'invention de nouvelles techniques et le peuplement d'habitats étrangers résultèrent des mutations génétiques et de pressions du milieu, plus que d'initiatives culturelles ». Et encore page 48, « Bien incapables de composer des fictions, les Neandertal étaient incapables de coopérer effectivement en grands nombres ; ils ne pouvaient adapter leur comportement social à des défis qui se renouvelaient rapidement. » Là aussi, je serais curieux de connaître les données objectives qui fondent de telles affirmation (en revanche, je connaît quelques données objectives qui témoignent plutôt du contraire).

Rassurez-vous, je ne vais pas continuer sur le même mode. L'espace ne coûte rien sur un blog, mais je sais que le temps de mes lecteurs est compté. Je pourrais presque faire un post par jour pendant plusieurs mois à partir de toutes les approximations et les erreurs que contient ce livre.

C'est que la démarche est biaisée : l'auteur a eu une idée pour expliquer l'histoire humaine, et il a ensuite recherché les arguments pour l'étayer. Outre qu'il n'en a pas réellement trouvé, ce qui l'oblige à tordre les faits en sa faveur, son idée n'explique en fait pas grand chose. Le cœur de son propos est en effet l'affirmation que toutes les sociétés, cultures et institutions humaines sont des fictions créées par nous mêmes. Et alors?

Habilement, il raconte des histoires amusantes : il démontre que la société Peugeot n'existe pas vraiment, que le droit est une religion, et le capitalisme une croyance. Peut-être réussit-il ainsi à « choquer le bourgeois ». Mais il fait surtout penser à l'abbé de Villecourt, dans le film « Ridicule » de Patrice Leconte, qui, après avoir démontré magistralement l'existence de Dieu conclue « mais j'aurais tout aussi bien pu démontrer le contraire! ». Heureusement pour Yuval Noah Harari, il ne risque pas l'exil.

Le témoignage peut-être le plus flagrant de son manque de pertinence apparaît sans doute à la page 129 quand il écrit, à propos de ce qui est censé être son domaine de spécialité : « L'histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d'eau ». J'ajouterais, à le lire, que ce "fort peu de gens" qui auraient fait l'histoire selon lui sont surtout occidentaux, et mâles. C'est peut-être ce qui rassure ses lecteurs.

dimanche 23 août 2015

Polar psycholinguistique



Est-il vraiment important de savoir si les « M'boui » prononcés par le petit Wally Woep, âgé d'un an et quatre mois, ont une signification précise, et si oui laquelle? Pourquoi l'étudiante en thèse Paula Nouvelles a-t-elle qualifié le professeur Jeremy Cook de « parfait trou du cul » alors que celui-ci n'a pas encore eu la chance de lui parler? D'ailleurs, parviendra-t-il, comme il en a le désir, à la mettre dans son lit au détriment de son collègue Emory Milke? Les réponses à toutes ces questions finissent par intéresser autant le lecteur de Le linguiste était presque parfait, de David Carkeet (Monsieur Toussaint Louverture, 2013) que l'identité de celui qui a renversé avec sa voiture et tué le linguiste Arthur Stiph. Celui-ci était membre, comme les autres personnages de ce roman, de l'institut de psycholinguistique Wabash, dans le sud de l'Indiana.

L'auteur, adepte de la caricature acerbe, dépeint avec cruauté le petit monde professoral exclusivement masculin de cet institut qui étudie les acquisitions langagières des tout petits. Au mieux, ces chercheurs ne s'intéressent qu'à eux-mêmes, à leur notoriété et à leurs conquêtes féminines. Au pire, ils médisent les uns sur les autres et se détestent. Les rôles féminins ne sont tenus que par des puéricultrices de la crèche installée sur place, qui fournit un champ d'observations et d'expérimentations aux chercheurs, et par quelques étudiantes, prêtes à rendre les armes devant les virils professeurs.

L'enquête menée du point de vue l'un des chercheurs, le principal suspect aux yeux du policier officiellement en charge de celle-ci (mais qui fait finalement figure de comparse), a un petit côté Hercule Poirot ou Miss Marple. Une liste de suspects connue, un univers clôt, quelques rebondissements, des fausses pistes... David Carkeet a sans doute beaucoup lu Agatha Christie dans sa jeunesse. Ce n'est pas déplaisant.

La psycholinguistique présentée dans ce livre est toutefois un peu datée : la traduction date de 2013, mais l'original est paru aux Etats-Unis en 1980. A l'époque numérique, nul doute que Jeremy Cook n'aurait pas seulement enregistré le petit Wally (sur un magnétophone à bande!), mais qu'il l'aurait aussi filmé. Et la machine à écrire, qui tient un petit rôle dans l'intrigue, a disparu depuis bien longtemps de tous les centres de recherche.

La date de publication initiale m'a d'ailleurs conduit à une interrogation, pour l'instant sans réponse (au contraire de toutes celles énoncées au début de cette note). Afin d'effrayer le coupable, démasqué par une méthode linguistique que je ne trahirai pas, le policier lui indique que l'on a retrouvé des traces de son ADN sur l'une des victimes. Or, en 1980, on était encore loin de séquencer l'ADN à des fins judiciaires. L'auteur a-t-il voulu montrer ses connaissances scientifiques, au risque d'anticiper (en 1980, Walter Gilbert et Frederik Sanger ont partagé la moitié du prix Nobel de chimie pour leurs travaux sur, justement, le séquençage de l'ADN)? Ou le traducteur français a-t-il fait du zèle et introduit un anachronisme? Si quelqu'un connaît la réponse, je le remercie par avance.




lundi 17 août 2015

Science en famille


On savait que Marie Curie avait fait de la science en famille : avec son mari, Pierre, puis avec sa fille Irène. Ses petits enfants, qui l'ont à peine connue, et même l'un de ses arrière-petit-fils ont suivi la même voie. Mais aurait-elle fait de la science si elle n'avait pas eu sa famille, et notamment sa sœur aînée Bronia? Rien n'est moins sûr, raconte Natacha Henry dans Les sœurs savantes (La Librairie Vuibert, 2015, 288 p., 19,90 €).
Marie Curie (ou plutôt, Sklodowska, de son nom de naissance), rappelle ainsi Natacha Henry, partageait avec Bronia l'idéal familial d'un accès des femmes aux études et au savoir. Cet idéal était pour le moins contrarié dans la Pologne sous domination russe de la fin du XIXe siècle où elles vivaient. Après une formation initiale dans une « université volante » clandestine, où des enseignants bénévoles et engagés dispensaient des cours aux jeunes filles, il fallait partir de Varsovie. C'est Bronia qui, la première, vint à Paris, suivre des études de médecine, soutenue par l'aide financière de sa cadette, qui travaillait comme gouvernante. C'est Bronia qui, la première, soutient une thèse, en médecine (sur l'allaitement maternel).
C'est aussi Bronia qui, la première, se maria. En 1891, elle épousa un médecin, Casimir Dluski. Ce dernier était polonais, et surtout c'était un activiste politique. Ensemble, ils repartirent en Pologne, près de Zakopane, dans la partie alors sous domination austro-hongroise, pour fonder un sanatorium. Ce sanatorium, ouvert en 1902, accueillit nombre de célébrités, et devint même en partie un centre de réflexion nationaliste polonais avant la Première guerre mondiale. En 1918, la Pologne devenue indépendante, Dluski participa à la délégation polonaise dans la négociation du traité de Versailles.
Le rôle de Bronia dans la trajectoire de Marie Curie est fortement valorisé par Natacha Henry. Selon cette dernière, l'aînée ne s'est pas contentée d'être un modèle à suivre. C'est en effet Bronia qui argumenta auprès d'une Marie démoralisée par un chagrin d'amour, pour qu'elle vienne comme prévu suivre des études à Paris. C'est elle qui l'hébergea dans son petit appartement de jeune mariée lorsqu'elle arriva enfin dans la capitale française. C'est elle encore qui lui fit rencontrer des intellectuels polonais en exil et entretint ses convictions patriotiques, humanistes et de gauche.
D'autres aspects de la vie de Marie Curie racontés dans ce livre sont plus connus : sa rencontre avec Pierre Curie, le décès prématuré de celui-ci, les deux prix Nobel, la liaison avec Paul Langevin, la fondation de l'institut du radium, les tournées américaines, etc. La cible très grand public nécessitait évidemment de les rappeler. Mais nombre d'éléments sont aussi là pour dessiner un parallèle avec les engagements de Bronia, à Paris et en Pologne. Ces deux femmes ne partageait pas que l'amour de la science : elles avaient toutes les deux une conscience forte de leurs responsabilités sociales et politiques.
Est-ce par peur d'effrayer des lecteurs que la science de Marie Curie est si peu présente dans l'ouvrage? La seule exception est à la page 103. Et encore, la formulation est-elle erronée (l'uranium n'émet pas de lumière mais, justement de la radioactivité, invisible à nos yeux). C'est un peu dommage.
Dans le genre « biographie empathique », dans lequel l'auteur se place en permanence du point de vue de ses personnages, l'ensemble est assez réussi. Evidemment, Natacha Henry finit par manquer un peu de distance vis-à-vis de son sujet. Mais il est difficile d'être critique en ce qui concerne Marie Curie, femme remarquable, scientifique exceptionnelle, citoyenne engagée. Son statut de « sainte laïque », officialisé par le transfert de ses cendres au Panthéon en 1981, n'est pas près de lui être disputé.


vendredi 24 juillet 2015

A Paris, sur la piste des grands singes

Je suis enfin allé à la Grande Galerie du Muséum national d'histoire naturelle pour visiter l'exposition Sur la piste des grands singes, présentée depuis le 11 février. J'avais encore le temps : elle ne devrait pas fermer avant le 21 mars prochain. Et j'ai une excuse : la dernière fois que j'ai voulu y aller, c'était un mardi, et c'est jour de fermeture du Muséum (pensez-y).

Bien sûr, vous direz que ce blog est consacré aux livres (et un peu à des films), et qu'une critique d'exposition n'a rien à y faire. Vous aurez raison. Mais si on ne peut plus faire des exceptions, à quoi bon tenir un blog? Et puis quelqu'un à qui je ne peux pas refuser grand chose m'a demandé mon avis sur cette exposition, alors autant en faire profiter le plus grand nombre (je ne me fais pas d'illusions non plus sur la taille de mon lectorat).

Evidemment, j'ai aussi pensé poster cette note sur mon blog consacré aux hommes du passé. En tirant fortement le gorille, le chimpanzé et l'orang-outang par les poils, j'aurais pu argumenter sur la présence dans cette exposition de quelques fossiles de primates anciens, et même des premiers hominidés. Mais décidément, celle-ci est bien consacrée aux grands singes actuels (les trois catégories que je viens de citer), et leur passé n'est là que pour éclairer leurs relations évolutives.

Ces questions d'évolution, notamment les relations biologiques qui nous lient à ces plus proches parents, sont assez rapidement réglées au début de l'exposition. C'est à peine si notre statut de grand singe africain est évoqué, et il n'est pas question de la plus grande proximité avec, dans l'ordre, les chimpanzés, les gorilles, et seulement ensuite les orangs-outans.

Car ce n'est pas ce qui intéresse les concepteurs de cette exposition. D'ailleurs, les présentations mêlent allègrement les trois espèces (en fait, les cinq, puisqu'on distingue deux espèces de chimpanzés et deux espèces d'orang-outans). Il s'agit plus d'insister sur leurs ressemblances que sur leurs différences. Ainsi, ces animaux vivent globalement dans "la forêt tropicale", sans que soient détaillées les différences entre celle du Gabon et celle de Bornéo par exemple.

En marchant notamment dans un espace censé figurer cette forêt tropicale (rassurez-vous, cela reste très passant), on découvre tour à tour la locomotion, la vie sociale, l'alimentation (non, les chimpanzés ne mangent ni bananes ni arachides dans leur milieu naturel), les comportement sexuels (préparez-vous aux questions si vous amenez des enfants encore naïfs), les habitats (ces singes construisent des nids), la culture, et plein d'autres choses à propos de ces espèces. La muséographie est bien pensée, avec une association de films tournant en boucle, d'autres accessibles avec un casque, mais aussi d'animations informatiques interactives. Même si on peut regretter que, comme d'habitude, certaines explications écrites soient illisibles, il y en a assez peu pour que le visiteur, même acharné à tout voir, ne soit pas trop frustré.

L'exposition se termine sur les menaces que subissent ces grands singes, surtout liées à l'action de l'homme. Je n'ai aucun doute sur les intentions des concepteurs : ils souhaitent sensibiliser sur l'importance de préserver les habitats, et les animaux eux-mêmes. Mais l'ampleur des menaces que constitue notre société moderne, figurées par un immense panneau où toutes sortes d'objets "nocifs" sont accumulés, est assez décourageante. D'autant que de petits films très bien réalisés en stop-motion viennent appuyer la démonstration. Aucune catégorie de produits n'est épargnée.

Face à cela, les solutions proposées, qui se limitent à un appel à une consommation responsable (faire durer les produits, recycler, ne pas gaspiller...) semblent bien faibles. Est-ce parce que l'exposition s'adresserait prioritairement à un jeune public? Heureusement, les tous derniers espaces d'exposition sont consacrés à des actions de terrain, d'ONG principalement. Mais aucune proposition n'est faite pour les soutenir. Et l'on sait bien que l'appui au développement durable des pays où vivent encore des grands singes passe par des actions politiques. Le Muséum aurait pu assumer sa vision écologique jusqu'au bout.

Souhaitons quand même que, parmi les nombreux enfants et adolescents qui visiteront cette exposition (enseignants, vous avez encore le temps d'organiser cela pour vos classes en 2015-2016!), certains en ressortiront assez inspirés pour se mettre à l'action à différents niveaux. J'avoue qu'entendre une fillette d'une dizaine d'années dire à sa mère, devant un dispositif de l'exposition : "c'est intéressant comme métier, paléontologue", m'a particulièrement réjoui.




jeudi 23 juillet 2015

La valeur de l'effort


Vous êtes-vous déjà laissés embarquer, par des amis bien intentionnés, dans une marche en montagne, ou dans une ballade à vélo dans une région un peu accidentée, alors que vous étiez peu entraînés? Alors vous connaissez sans doute les sentiments que procure la lecture de Amour et maths d'Edward Frenkel, publié il y a quelques mois par les éditions Flammarion. On vous a promis que le paysage serait splendide, vous éprouvez de nombreuses difficultés sur le parcours, au point d'être parfois tentés d'abandonner, mais vous êtes finalement bien contents d'être allé au bout. Et si vous ne savez plus raconter précisément ce que vous avez vu, vous affirmez sans hésiter que cette expérience en valait la peine. Au point que vous en parlez encore des années après.

Edward Frenkel est mathématicien. Il enseigne aujourd'hui à l'université de Berkeley, aux Etats-Unis. Mais il a été élevé à Kolomna, à une centaine de kilomètres de Moscou, en URSS. En URSS, puisque c'est ainsi que se nommait le pays qu'il a quitté en 1989, à seulement 21 ans.

En suivant son autobiographie scientifique, on passe des groupes de symétries à la théorie des groupes, puis au "programme de Langlands", qui vise à relier la "théorie des nombres", les "courbes sur les corps finis", les "surfaces de Riemann" et, même, la physique quantique. Je m'abstiendrai ici d'expliquer de quoi il s'agit. Edward Frenkel le fait largement dans les 365 pages de son ouvrage. Il propose aussi de nombreuses notes et références pour les lecteurs opiniâtres et vraiment désireux de comprendre ces mathématiques difficiles.

Car là n'est pas l'essentiel de ce livre. Ce que vise avant tout Edward Frenkel, c'est de nous communiquer "ce que c'est que de faire des mathématiques". Sa méthode : intriquer les résultats scientifiques qu'il expose avec les épisodes de sa vie auxquels ils sont associés. Pas de déballage personnel toutefois : il se limite strictement à ce qui concerne ses études et son travail universitaire (au point que, s'il n'évoquait sa famille et, furtivement, une petite amie, on se demanderait presque s'il a des relations et des sentiments en dehors des mathématiques).

D'Evgeny Evgenievich Petrov, professeur de mathématiques à Kolomna, qui lui fit comprendre que les mathématiques pouvaient être aussi passionnantes que la physique des particules, à Edward Witten, avec lequel il travailla justement à rapprocher la physique fondamentale du programme de Langlands, on le suit ainsi dans une succession de rencontres. Peut être, finalement, est-ce la façon d'Edward Frenkel d'entrer en relation : parler et faire des mathématiques avec d'autres personnes? L'épilogue du livre, où il narre en détails pourquoi et comment il a produit un court-métrage intitulé "Rites d'amour et de maths" semble le confirmer. Non autobiographique, certifie-t-il, cette histoire d'un mathématicien qui tatoue sur la peau de sa maîtresse une "formule de l'amour" (une "belle" formule, en fait), a pour but de faire ressentir aux spectateurs les liens qu'il éprouve entre les mathématiques et la vie de façon générale.

Pour ce qui me concerne, j'en reste admiratif. Comme je peux admirer les exploits d'alpinistes, de navigateurs solitaires ou de plongeurs apnéistes. Et cela m'incite à aller au bout de mes propres passions, même s'il s'agit seulement de marche en montagne ou de promenade à vélo. Ce n'est déjà pas si mal.






jeudi 9 juillet 2015

Türing : un test pour les cinéastes


Je suis allé voir Ex machina, premier film en tant que réalisateur d'Alex Garland, qui a par ailleurs derrière lui de solides états de service comme scénariste. Je ne me suis pas ennuyé, mais je suis déçu par le traitement du sujet. Plus que le film sur les interactions entre les hommes et les intelligences artificielles qu'il prétend être, c'est un film somme toute assez classique de manipulation, où l'on ne sait d'ailleurs plus, à la fin, qui manipule qui. 

Attention, à partir d'ici, je risque de dévoiler quelques ressorts importants de l'intrigue.

Je fais le pitch quand même : Caleb, jeune programmeur pour un très gros moteur de recherches sur Internet, est invité à passer une semaine dans la maison très isolée de Nathan, son patron richissime. Là, il apprend qu'il doit tester la conscience d'Ava, androïde dotée d'intelligence artificielle, invention de Nathan (décidément aussi doué en mécanique qu'en informatique), et qui a les traits d'une jolie jeune femme.

Peut-être ce film donnera-t-il à certains l'envie d'en savoir plus sur le test de Türing (le jeu de l'imitation), sur l'histoire de Marie (qui sait tout sur les couleurs mais vit dans un monde en noir en blanc, et ne peut donc éprouver dans sa conscience la "rougitude" du rouge), et plus généralement sur les recherches en intelligence artificielle. Pour ce qui concerne Türing, on comprend bien les limites du test : celui-ci a été proposé en termes si généraux que personne ne sait vraiment comment le construire réellement. Comme la "machine de Türing", censée être le prototype de l'ordinateur, mais qui est restée à un état purement théorique.

La problématique du personnage de Caleb, qui doit imaginer des questions pour évaluer le degré de conscience d'Ava, est assez bien posée pour qu'on s'y intéresse. Et le film ne donne aucune réponse : l'IA "sort du cadre" à la fin, comme l'avait justement suggéré Caleb, mais on n'en sait pas plus sur ses pensées, si pensées il y a. Tout au plus peut-on comprendre qu'elle n'est pas très douée d'empathie, abandonnant le pauvre Caleb à un sort peu enviable.

Le réalisateur brouille toutefois l'intrigue, en la transformant en banale intrigue de manipulation : l'IA prisonnière tente de s'allier avec Caleb pour se libérer de l'emprise de Nathan. Mais ce dernier, qui a tout prévu, déjoue le plan. Mais Caleb, moins naïf qu'il n'en a l'air, a joué un coup d'avance...

On s'y perd un peu, jusque dans les objectifs du prétendu test : pourquoi Nathan a-t-il donné à Ava une apparence adaptée aux goûts féminins de Caleb? S'agit-il seulement d'un test "consommateur" destiné à vérifier qu'il peut commercialiser ses IA comme compagnes domestiques (et soumises, y compris sexuellement, telle la domestique Kyoko)? Le fait que toutes ces IA soient fondées sur Bluebook, un Google qui aurait pris l'hégémonie sur les recherches Internet (ce que Google, malgré les fantasmes, est loin d'avoir fait) brouille encore plus les pistes.

Au final, ce film n'apporte pas grand chose à la fiction sur les IA. En sortant de la salle, je me suis même amusé à faire le jeu des sept ressemblances avec Blade Runner (1982, quand même). Et j'en ai trouvé neuf (il y en a peut-être d'autres, il faudrait que je revoie le film de Ridley Scott) :

- le personnage central fait passer des tests à des IA, pour déterminer leur vraie nature ;
- à un moment, on doute, avec lui, de sa propre humanité (la possibilité que Deckard soit lui même un replicant est plus subtilement suggérée dans Blade Runner) ;
- il tombe amoureux d'une IA, bien qu'il sache que c'en est une ;
- celle-ci ressemble d'ailleurs à son idéal féminin (à son ex-maîtresse dans Blade Runner) ;
- il tente de la sauver de son créateur qui en a programmé la destruction ;
- créateur qui vit seul et reclus (en haut d'un immeuble dans Blade Runner, au fin fond d'une forêt montagneuse ici : les montagnes remplacent les buildings) ;
- créateur qu'elle déteste ;
- et qu'elle finira par tuer ;
- et même, on mange de la nourriture asiatique, avec des baguettes!

Que je préfère Harrison Ford à Domhnall Gleeson n'est sans doute qu'une question de génération (et on souhaite une meilleure carrière à Alicia Vikander qu'à Sean Young).