mercredi 15 avril 2015

Chassez le naturel...

Il y a quelques mois, j'ai animé au Laboratoire des sciences archéologiques de Bordeaux une conférence du géographe Christian Grataloup (dont la notice Wikipedia est fiable, m'a-t-il dit, car elle est tenue à jour par ses propres enfants!). Je l'avais rencontré pour préparer, et il m'avait à cette occasion offert L'invention des continents, qu'il avait publié chez Larousse en 2009. J'avais alors seulement parcouru rapidement ce livre, faute de temps. C'est seulement en le lisant la semaine dernière que j'ai eu la surprise de découvrir que l'auteur avait utilisé l'une de mes productions dans son argumentation.

En mai 2008, La Recherche, dont j'étais alors rédacteur en chef adjoint, avait titré en Une : "Il y a 1,8 million d'années, Homo erectus sort d'Afrique". Ce titre annonçait un dossier de paléoanthropologie contenant notamment un article de David Lordkipanidze sur les découvertes d'hominidés fossiles à Dmanisi, en Georgie, considérées comme les plus anciennes en Europe. Mais, souligne Christian Grataloup, un tel titre "supposait le continent africain comme une catégorie spatiale pertinente il y a 2 millions d'années" (page 26). "Pan sur le bec!", comme écrit un célèbre hebdomadaire satirique.

Si je mentionne cette anecdote, ce n'est pas seulement par narcissisme (ou par autodérision). C'est surtout parce qu'elle est significative du propos de Christian Grataloup dans cet ouvrage : une remise en question du concept si "naturel" de continent. Et s'appuyer pour cela sur l'histoire dudit concept. Des trois parties de l'Ancien Monde (Afrique, Asie et Europe), à l'ajout de l'Amérique (divisée ou non en deux selon les circonstances) et à la création improbable et paradoxale du "continent d'îles" que serait l'Océanie, comment le monde a-t-il été découpé et remodelé par nos ancêtres? Comment les nouvelles données de la science, telles celles de la tectonique des plaques, ont-elles été intégrées dans des schémas pré-existants, afin, bien souvent, de les conforter?

Le propos est érudit mais jamais ennuyeux. Et l'iconographie soutient parfaitement le texte, en présentant de nombreux documents mentionnés par ce dernier (même si la police utilisée pour les légendes est vraiment trop petite à mon goût). L'effort pour mettre l'argumentation à la portée du plus grand nombre me semble à la hauteur des enjeux. Avec le recul, six ans après la parution, j'espère que l'éditeur ne regrette pas son choix en examinant les chiffres des ventes. Ceux qui ont un intérêt pour les sciences historiques le liront en tous cas avec profit.

Quant à l'utilisation de l'adjectif "européen" pour qualifier l'Homo erectus ergaster georgicus de Dmanisi, le Neandertal d'il y a 200 000 ans, ou encore les cultures magdalénienne ou campaniforme, la presse l'évitera difficilement : il faut bien accrocher le lecteur qui se reconnaît, lui-même, européen. Peut-être les scientifiques, en revanche, devraient-ils y réfléchir à deux fois (d'autant que dans le cas de Dmanisi, la situation européenne est plus que discutable).





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